« Arizona Dream » d’Emir Kusturica m’avait bouleversé à sa sortie. Je découvrais qu’on pouvait écrire une histoire hors des sentiers battus, remplie d’émotions, portée par un jeu d’acteurs hors-norme et une musique onirique.
J’avais depuis longtemps l’envie d’écrire autre chose que des gags. La BD réaliste et « émotionnelle » dont Frank Pé (avec « Broussaille ») et Dieter (avec « Julien Boisvert ») étaient les meilleurs représentants, me touchait profondément. La BD émotionnelle est ce courant où le personnage principal évolue intérieurement au fil de ses aventures, ne sortant jamais indemne de son vécu. Presque la résilience si chère à Boris Cyrulnik… J’avais soumis mes premiers écrits à Dieter et Frank Giroud qui m’avaient gentiment lu et conseillé. Je me sentais prêt…
Jean-Jacques Fouillard m’avait fait découvrir l’Australie, pays que j’appréciais aussi à travers les musiques d’INXS et Midnight Oil. Je me lançais dans l’écriture de mon premier album de 46 planches : « Aborigine », premier volume d’un cycle de 3 albums. L’histoire était celle de Joe Bloke, un métis aborigène, conducteur de road-train, qui allait devoir trouver sa place, son camp dans la société moderne.
A grand renfort de publicité, les éditions Dargaud lançaient la deuxième édition de leur Prix du scénario avec le Festival BD Boum de Blois. J’envoyais mon dossier : un synopsis de 3 pages et le découpage des 3 premières planches.
Le jury était composé de scénaristes professionnels de BD : Jean Van Hamme, Serge Le Tendre, Jean-Pierre Autheman, Didier Convard, Dieter et Rodolphe. Le dossier était présenté de manière anonyme.
Le soir du 19 novembre, Franck Fernandez, de BD Boum me téléphona. J’étais le lauréat de concours de scénario.
Le vendredi 26 novembre, je prenais le train pour Blois et la remise des prix. Etudiant et sans un sou d’avance, mon grand-père m’avait donné de l’argent pour payer mon billet et mes frais. Le train était omnibus et s’arrêtait dans toutes les gares : 8 heures de voyage ! A une gare, je vis monter un dessinateur que je reconnus. A Saint-Pierre-des-Corps, j’osais l’accoster et je finis ainsi le reste du voyage avec Eric Stalner.
Je découvris Blois et son Château, ses vieilles rues, le froid et l’humidité du mois de novembre, Jack Lang dans un cocktail, dînais dans la grande salle de réception, buvais des bières dans les pubs avec les organisateurs très chaleureux. Eric Stalner n’était jamais bien loin, ayant compris que j’étais un peu perdu au milieu de toute la profession.
Le samedi 27 novembre eut lieu la remise des prix sur un podium dans le salon, en présence du directeur éditorial des éditions Dargaud. Je rencontrais aussi l’ancien lauréat dont l’album n’était jamais paru, le journaliste qui avait couvert Angoulême en 1992, Lesca et tant d’autres…
Dans la « Nouvelle République du Centre-Ouest » du 29 novembre 1993, Dieter déclara que parmi une centaine de textes reçus mon texte alliait l’avantage de « raconter un personnage vrai » à de « l’émotion contenue ».
Un communiqué AFP ayant été publié, lorsque je rentrais chez moi, tout le monde était au courant : j’allais publier un album chez Dargaud et toucher 20 000 Francs.
Je signais un contrat d’option sur mon scénario en janvier 1994, touchais 20 000 F d’à-valoir en mars 1994 et mon album ne sortit jamais. Dargaud ne me présenta aucun dessinateur et refusa ceux que je leur soumis. Je finis par retrouver mes droits sur le scénario à l’extinction du contrat en 1995.
Je ne suis revenu à Blois qu’en été 2007, comme simple touriste. Toute émotion était partie…